SHARMILA - Episode 3
Le lendemain matin, très tôt, Sharmila raconta à son frère la rencontre qu’elle avait faite, l’intimidation de Monsieur Sandhu, ses menaces. Elle sanglotait, se sentant responsable des ennuis qu’elle causait à son frère et à sa petite famille. Malgré l’air rassurant de son frère, Sharmila sentait bien qu’Anil était désemparé. Mais elle était décidée à rembourser rapidement cet argent et c’est avec une grande détermination qu’elle se rendit à son travail.
Entré par hasard dans la petite librairie indienne, ce sont les mains de Sharmila que François remarqua aussitôt. Elles étaient fines et longues. Elles caressaient les pages d’un livre et la sensualité de ses gestes lents le touchait profondément.
Il s’approcha d’elle et observa sa peau cuivrée. Ses cheveux n’étaient pas relevés comme ils l’étaient l’autre fois, lorsqu’elle lui avait souri dans le métro et qu’il l’avait défendue face à son prétendu « oncle », mais elle était aussi jolie avec cette coiffure relâchée. Il eut conscience, soudain, de l’attitude grotesque qu’il avait adoptée pour la contempler. Il prit alors prestement un livre qu’il feuilleta nerveusement en tentant de garder un air naturel malgré tout.
Les yeux de Sharmila étaient en forme d’amande et s’agitaient sans cesse, comme s’ils cherchaient, sur la page qu’ils parcouraient, un endroit pour se fixer. Son nez était aquilin mais légèrement busqué à son extrémité, ce qui lui donnait un petit air malicieux. Ses lèvres étaient particulières. Un ourlet très fin soulignait leur forme légèrement charnue. François sentit son cœur chavirer lorsqu’il aperçut la langue de Sharmila les humecter délicatement.
« - Vous êtes intéressé par cet ouvrage ? », lança-t-elle soudain au jeune homme avec un léger accent.
- Oui, je crois que oui, répondit-il surpris.
- C’est un auteur connu en Inde mais assez peu en Europe. Ce livre a reçu un prix prestigieux à Delhi mais a fait l’objet de nombreuses polémiques.
- A cause de la dénonciation du système des castes et de sa persistance aujourd’hui, c’est ça ? Ce système archaïque qui existe encore en Inde !
- Oui, oui, tout à fait. Mais je crois que vous connaissez le sujet.
Sharmila n’avait pas envie de s’étendre sur le problème des castes en Inde. Pour elle, les occidentaux assimilaient ce système à une discrimination raciale. Cette comparaison entre une problématique manichéenne et un concept aussi complexe que celui-ci, puisant ses sources à l’aube de l’hindouisme, lui paraissait totalement absurde. A ses yeux, même si on devait en dénoncer les failles et les injustices, seul un indien pouvait se prévaloir de maîtriser le sujet et de le dénoncer. De plus, Sharmila appartenait à une caste assez basse et ne s’en vantait pas. Elle portait encore en elle les marques du fatalisme indien qui veut que l’on n’échappe pas à sa condition, quel que soit son niveau social.
François sentit la gêne voire l’agacement discret mais réel de son interlocutrice et n’insista pas. Son regard bleu s’attarda sur les jolis yeux noirs de la jeune femme. Puis, il se donna une contenance en indiquant qu’il souhaitait acheter le livre. Sharmila le conduisit à la caisse et lui tendit son achat. Alors, il osa toucher les extrémités fines des doigts de la jeune indienne, qui, troublée, retira rapidement sa main.
François revint régulièrement la voir. Il aimait la regarder se raconter avec ses mots, français et anglais, entremêlés.
Elle était heureuse de le voir chaque jour venir à peu près à la même heure et c’était avec un grand sourire qu’elle l’accueillait. Il était assez grand et avait des yeux d’un bleu très pur que l’on remarquait aussitôt car ils semblaient étrangers à son visage.
Maintes fois, il lui avait proposé de venir boire un verre mais à chaque fois, elle refusait, prétextant une occupation quelconque.
Pourtant ce lundi matin, elle accepta de l’accompagner pour aller voir cette exposition sur les miniatures indiennes du XVIe siècle à la Bibliothèque Nationale. Ces peintures représentaient des scènes de cour du troisième empereur moghol Akbar. C’était un personnage qui l’avait toujours fascinée. N’avait-il pas fait preuve de tolérance et de modernisme, lorsqu’il tenta de créer en 1581 une société religieuse syncrétique tendant à unifier le Coran, les croyances hindoues et la Bible ? Il l’avait dénommée « religion de lumière » : tout un symbole. Un homme cultivé et ouvert qui avait créé un art mêlant style hindou et persan, qui avait encouragé le progrès social et la condition des femmes en abolissant le sacrifice des veuves. Sharmila, idéaliste, pensait que le salut de son pays et de son peuple résidait dans ce métissage politique, religieux et culturel, dans ce sous-continent où tous ces concepts s’entremêlaient.
Cette évolution devait puiser ces sources dans la civilisation indienne elle-même, pour préserver son identité et par là-même sa force. Elle était persuadée que cette façon d’appréhender l’art, le sacré et le pouvoir s’opposait diamétralement à la conception occidentale de la société.
François représentait cet occident aux yeux de Sharmila. C’est la raison pour laquelle elle sentait que jamais, non jamais, il ne la comprendrait tout à fait.
(A suivre…)
> Ananda
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