SHARMILA - Episode 1
Les portes du métro s’étaient refermées derrière elle. Essoufflée d’avoir tant couru pour le rattraper, Sharmila sentit quelques regards masculins se poser sur elle lorsqu’elle s’engouffra dans la rame. On devinait sous ses paupières baissées, de très beaux yeux sombres. Elle contempla un moment ces mines renfrognées et tristes que l’on côtoyait dans les transports en commun. Elle ne pouvait pourtant se résoudre à adopter cette attitude, qui lui semblait tellement étrange. C’est sans doute malgré elle qu’elle offrit au jeune homme, placé face à elle et qui la dévisageait, son joli sourire. Arrivée à la station, elle se hâta de rejoindre la boutique.
Sharmila était arrivée en France deux ans plus tôt. Après le décès de sa mère, veuve depuis très longtemps déjà, son frère, installé à Paris, décida de la ramener auprès de lui. Elle avait à peine vingt ans, Anil en avait huit de plus. Depuis son plus jeune âge, on avait inculqué au jeune homme le sens du devoir et de la responsabilité dévolu à l’aîné. Malgré son déracinement et son appartenance à la diaspora indienne de France, il lui semblait qu’il avait désormais le devoir d’assurer la continuité et la protection de la famille. Il devait prendre en charge sa jeune sœur Sharmila, qu’il avait quittée lorsqu’elle avait dix ans, lui qui ne rêvait que de la France dont on lui avait tant vanté la douceur de vivre et l’opulence. Après son bac au Lycée Français de Pondichéry et des études de pharmacie à Toulouse, il vint s’installer à Paris. Il lui aura fallu deux ans, pour évaluer les biens familiaux, relativement considérables, apurer toutes les affaires liées à la succession, préparer le voyage pour la France et trouver un emploi à Sharmila. Le réseau d’amis indiens qu’il fréquentait lui permit de bénéficier de conseils judicieux et tout s’était arrangé.
Les clients étaient plutôt rares aujourd’hui à la boutique et Sharmila put se plonger dans les complexités de la langue française qu’elle souhaitait maîtriser parfaitement dans les six mois à venir. Elle avait eu une scolarité brillante au Lycée français de Pondichéry. Mais il lui semblait qu’elle avait appris un français légèrement suranné, une langue d’outre mer encore préservée des anglicismes et autres néologismes. Il lui semblait que les mots qu’elle employait, suscitaient parfois des sourires et une moquerie à peine cachée.
Attenante à la boutique de vêtements indiens dans lequel elle était vendeuse, les propriétaires avaient ouvert une petite librairie spécialisée sur le monde indien. L’établissement était modeste, mais assez connu parmi les indiens et indophiles. M. et Mme Patel étaient originaires de l’État du Gujarat, au Nord Ouest du sous-continent. Ils appartenaient à cette communauté d’indiens partis commercer en Afrique. Après dix années passées à Douala au Cameroun, l’instabilité des gouvernements et une certaine lassitude envers cette communauté indienne très fermée installée là-bas, les incitèrent à venir en France, dont ils maîtrisaient la langue.
Peu à peu, leur petite boutique de saris et autres vêtements traditionnels commença à se faire une renommée et les affaires, devenues un peu plus florissantes, leur avait permis d’agrandir le lieu pour installer cette librairie « Aux pages indiennes », dont ils avaient toujours rêvé. M. et Mme Patel furent conquis par le charme naturel et l’intelligence de Sharmila. Ses dispositions et son écoute envers les clients les avaient incités à lui donner la responsabilité de cet endroit, qu’elle gérait à présent avec passion. On y trouvait des textes de l’Inde ancienne, des cartes, des carnets de voyages, mais également des ouvrages d’auteurs contemporains indiens dans leur langue d’origine ou traduits. Sharmila découvrit ici les écrivains de la diaspora, Naipaul bien-sûr, mais aussi Arundhaty Roy, Salman Rushdie, Anita Desai, Abha Dawesar et bien d’autre… Tout un monde qui la transportait vers le pays de ses origines, le pays de ses parents disparus mais qui lui donnait une autre vision de l’Inde, nuancée et métissée.
Il était dix-neuf heures et il faisait déjà nuit. Comme chaque soir, elle rangea avec soin les livres déplacés par les clients de la journée, vérifia consciencieusement la caisse et enfila son manteau. Elle sortit et sentit le vent de l’hiver souffler avec agressivité sur ses joues. Il lui semblait que cette saison était interminable. Elle remonta son col et s’accroupit pour fermer à clé la lourde porte de la boutique.
Soudain, elle sentit une main agripper son épaule avec fermeté. Elle ne put étouffer un cri de surprise et d’effroi quand elle se retourna… (A suivre…)
> Ananda
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